À QUOI SERT LA SCIENCE FONDAMENTALE ?
Par Christopher Llewellyn Smith,
Directeur général du CERN de 1994 à 1998
Traduction non officielle
Article original en anglais sur le site du CERN (avec vidéo)
Version PDF (en anglais)
1. Introduction
Il y a plus de 200 ans, début 1782, le physicien et philosophe allemand Christof Lichtenberg écrivait dans son journal :
« Inventer un remède infaillible contre le mal de dents, qui le ferait disparaître en un instant, pourrait être aussi précieux, voire plus, que de découvrir une nouvelle planète... mais je ne sais pas comment commencer le journal de cette année par un sujet plus important que la nouvelle de la découverte d’une nouvelle planète. »
Il faisait référence à la planète Uranus, découverte en 1781. La question soulevée implicitement par Lichtenberg, sur l’importance relative de la recherche de solutions techniques à des problèmes spécifiques, par rapport à la recherche de nouvelles connaissances fondamentales, est encore plus pertinente aujourd’hui qu’il y a 200 ans.
Dans cet article1, je soutiendrai que la quête de connaissances fondamentales, motivée par la curiosité, est aussi utile que la recherche de solutions à des problèmes spécifiques. Si nous disposons aujourd’hui d’ordinateurs performants, alors que nous n’en avions pas il y a cent ans, ce n’est pas parce que nous avons soudain pris conscience de notre besoin d’en avoir, mais bien grâce à des découvertes en physique fondamentale à la base de l’électronique moderne, aux progrès de la logique mathématique, et aux besoins des physiciens nucléaires des années 1930 de développer des méthodes pour compter les particules.
Je citerai de nombreux exemples démontrant l’importance pratique et économique de la recherche fondamentale. Mais si la recherche fondamentale, motivée par la curiosité, est économiquement précieuse, pourquoi devrait-elle être financée par des fonds publics plutôt que privés ? La raison est que certains types de science apportent des bénéfices généraux, et non spécifiques à un produit donné, générant ainsi des retombées économiques qui ne peuvent être captées par une entreprise ou un entrepreneur en particulier. La plupart des recherches fondamentales sont donc financées par des individus ou des organismes sans intérêt commercial direct, et la poursuite de ce type de financement est essentielle pour continuer à progresser.
Il serait naïf, voire erroné, de croire que la science fondamentale produit uniquement des bénéfices généraux et que la science appliquée produit uniquement des résultats spécifiques. Mais il est bien plus probable qu’une part significative des bénéfices issus de la recherche appliquée revienne directement à ceux qui l’ont menée. En outre, dès lors que des retombées économiques concrètes sont prévisibles, le secteur privé, motivé par le profit, est généralement mieux placé pour entreprendre les recherches et développements nécessaires. Il en découle qu’une politique consistant à transférer le soutien public de la recherche fondamentale vers la recherche appliquée reviendrait à retirer des fonds à des investissements que seul le secteur public peut assumer, pour les diriger vers des domaines où le secteur privé est en général plus efficace.
La section 2 de cet article contient quelques remarques générales sur la distinction entre science fondamentale et science appliquée. La section 3 décrit ensuite les bénéfices de la science fondamentale. La section 4 développe l’argument bien connu selon lequel les gouvernements ont une responsabilité particulière de soutenir la science fondamentale en tant que « bien public ». Cet argument, relativement aisé à formuler, conduit à deux questions bien plus complexes, traitées respectivement dans les sections 5 et 6 :
Si les entreprises peuvent compter sur les gouvernements pour financer la science fondamentale, pourquoi certains gouvernements ne pourraient-ils pas se désengager — en laissant cette charge aux autres — comme on affirme parfois que le Japon l’a fait avec succès ?
Comment les gouvernements devraient-ils choisir ce qu’il faut soutenir, et à quel niveau ?
1. Note : Cet article, qui ne prétend pas à l’originalité, est basé sur un colloque donné au CERN le 12 juin 1997, lui-même dérivé d’exposés et d’articles antérieurs (1-3) rédigés ou présentés au cours des douze dernières années. Pendant cette période, j’ai intégré un certain nombre d’arguments et de citations provenant de diverses sources, dont plusieurs me sont aujourd’hui inconnues. Je présente mes excuses à celles et ceux dont les contributions à ce sujet ne sont pas correctement mentionnées. Pour les références à la littérature spécialisée sur le financement de la science, voir (4). En tant que Directeur général du CERN, j’ai participé en moyenne une fois par semaine à des discussions avec des représentants des gouvernements sur le financement de la science. Ces échanges ont naturellement porté sur la physique des particules, qui est donc abordée de manière particulière à plusieurs endroits de cet article.
2. Science fondamentale versus science appliquée
Dans l’industrie, le terme « recherche » est souvent utilisé pour désigner l’innovation à partir de technologies existantes, ce que les scientifiques universitaires qualifieraient normalement de développement. Cette utilisation différente du mot « recherche » peut engendrer de nombreux malentendus. Dans cet article, j’emploie ce mot dans le sens compris par les scientifiques universitaires.
Des malentendus naissent également de l’hypothèse fréquente selon laquelle les défenseurs de l’utilité de la science fondamentale adhèrent au soi-disant « modèle linéaire », selon lequel la recherche fondamentale conduit à la recherche appliquée, qui mène à son tour au développement industriel, puis à des produits. Si de nombreux exemples confirment ce schéma, il est également facile d’en trouver qui montrent que des avancées technologiques ont permis des progrès en science fondamentale. George Porter (Prix Nobel de chimie) a ainsi fait remarquer que « la thermodynamique doit plus à la machine à vapeur que la machine à vapeur ne doit à la science ».
Malheureusement, de tels exemples ont conduit certaines personnes à défendre un modèle anti-linéaire. Par exemple, Terence Kealey a récemment publié un ouvrage (réf. 5-6) soutenant que le progrès économique ne doit rien à la science fondamentale, qui ne devrait donc pas être financée par les gouvernements. Il souligne à juste titre que le développement de la puissance vapeur, des techniques métallurgiques et des filatures qui ont alimenté le début de la révolution industrielle en Angleterre reposait sur des connaissances scientifiques et des principes de génie mécanique antérieurs au XVIIe siècle, et ne devait rien à la révolution scientifique du XVIIe siècle (mécanique newtonienne, calcul différentiel, etc.). C’est vrai, mais cela ne s’applique certainement pas à de nombreuses évolutions industrielles ultérieures, comme j’espère le démontrer plus loin à travers plusieurs exemples.
La relation entre science et technologie n’est donc ni linéaire, ni anti-linéaire, mais en réalité hautement non linéaire. Il a même été affirmé (réf. 7) que « l’étude historique des recherches modernes réussies a montré à maintes reprises que l’interaction entre des connaissances fondamentales, des technologies et des produits apparemment sans lien est si intense que, loin d’être distincts, ils font tous partie d’un même tissu étroitement imbriqué ». Néanmoins, on peut établir une distinction générale entre la science (~ connaissance) et la technologie (~ moyen d’application de la connaissance), ainsi qu’entre différentes formes de science.
Je n’aime pas les termes science fondamentale et science appliquée : après tout, qui peut dire à l’avance ce qui sera applicable ? Cependant, ces termes peuvent être utiles à condition d’être définis par la motivation :
Science fondamentale – motivée par la curiosité
Science appliquée – conçue pour répondre à des questions spécifiques.
Étant donné ces définitions, je soutiendrai plus loin que les gouvernements ont une responsabilité particulière de financer la science fondamentale, tandis que la science appliquée peut généralement être laissée à l’industrie. La distinction n’est, bien sûr, pas toujours parfaitement tranchée, et le terme « recherche stratégique » est parfois utilisé pour désigner une catégorie intermédiaire de science, qui semble avoir de bonnes chances d'applications, même si elle est menée par pure curiosité et conduit à de nouvelles compréhensions fondamentales. Un exemple en est la recherche sur les propriétés des semi-conducteurs bidimensionnels.
La différence entre science fondamentale, ou pure, et science appliquée a été magnifiquement illustrée par J.J. Thomson – le découvreur de l’électron – dans un discours prononcé en 1916 (réf. 8) :
« Par recherche en science pure, j’entends une recherche menée sans aucune idée d’application à des questions industrielles, mais uniquement dans le but d’étendre notre connaissance des lois de la nature. Je vais donner un seul exemple de l’‘utilité’ de ce type de recherche, un exemple mis en avant par la guerre – je veux parler de l’utilisation des rayons X en chirurgie…
Comment cette méthode a-t-elle été découverte ? Ce n’est pas le résultat d’une recherche en science appliquée visant à trouver une méthode améliorée pour localiser des blessures par balle. Cela aurait peut-être conduit à de meilleures sondes, mais on ne peut imaginer que cela aurait mené à la découverte des rayons X. Non, cette méthode est due à une investigation en science pure, menée dans le but de découvrir quelle est la nature de l’électricité. »
Thomson poursuivait en disant que la science appliquée conduit à des améliorations de méthodes existantes, tandis que la science pure conduit à de nouvelles méthodes, et que « la science appliquée mène à des réformes, la science pure mène à des révolutions – et les révolutions, qu’elles soient politiques ou scientifiques, sont des choses puissantes si vous êtes du bon côté ». La question importante, et très difficile, pour ceux qui sont chargés de financer la science, est de savoir comment être du bon côté.
3. Les bienfaits de la science fondamentale
On peut distinguer quatre grandes catégories de bienfaits, qui seront abordées ci-dessous successivement :
- Contributions à la culture
- Possibilité de découvertes d’une importance économique et pratique considérable
- Effets indirects et stimulation de l’industrie
- Éducation
3.1. Contributions à la culture
Nos vies sont enrichies, et notre vision du monde transformée, par (par exemple) la connaissance du système héliocentrique, du code génétique, du fonctionnement du Soleil, des raisons pour lesquelles le ciel est bleu, et de l’expansion de l’Univers. Ce point a été formulé avec élégance – et peut-être un brin d’arrogance – par Bob Wilson (premier directeur de Fermilab, un grand laboratoire de physique des particules et d’accélérateurs près de Chicago) qui, lorsqu’un comité du Congrès lui demanda « Que va apporter votre laboratoire à la défense des États-Unis ? », répondit : « Rien, mais il fera en sorte que cela vaille la peine de les défendre ».
De manière générale, cependant, les scientifiques sont étonnamment timides lorsqu’il s’agit d’avancer des arguments culturels, et ce phénomène est très ancien, comme le montre le dialogue suivant dans *La République* de Platon.
Socrate : Devons-nous inclure l’astronomie parmi les matières à étudier ?
Glaucon : Je le pense, car connaître les saisons, les mois et les années est utile à des fins militaires, ainsi qu’en agriculture et en navigation.
Socrate : Cela m’amuse de voir combien tu crains que les gens ne t’accusent de recommander des études inutiles.
Je considère que les scientifiques devraient défendre plus hardiment les arguments culturels. En particulier, les dépenses publiques en physique des particules peuvent, et devraient, être largement justifiées sur des bases culturelles. La dimension internationale de la physique des particules aide en ce sens, et il est relativement facile de convaincre la plupart des gens que l’humanité dans son ensemble doit continuer à explorer cette frontière de la connaissance, et qu’elle peut se le permettre. Lorsqu’il s’agit de justifier la physique des particules, il est tentant d’invoquer les retombées pratiques, comme le World Wide Web qui a été inventé au CERN (d’autres exemples sont donnés plus loin), mais à mon avis cela ne constitue qu’un argument secondaire, et la contribution à la connaissance doit être mise en avant. D’après mon expérience, le grand public trouve l’argument culturel au moins aussi convaincant – voire plus – que celui des retombées, et il est risqué de fonder sa justification sur des exemples de retombées qui pourraient ne pas résister à une analyse rigoureuse.
3.2. La possibilité de découvertes d’une importance économique et pratique énorme
Il n’est pas difficile de montrer que les dépenses consacrées à la science fondamentale conduisent souvent à des découvertes d’une importance économique et pratique considérable, sont très rentables, et se remboursent facilement. Casimir, le célèbre physicien théoricien et ancien directeur de la recherche chez Philips, a donné une splendide liste d’exemples (réf. 9) :
« J’ai entendu des affirmations selon lesquelles le rôle de la recherche académique dans l’innovation serait faible. C’est sans doute l’une des absurdités les plus flagrantes sur lesquelles j’ai eu la chance de tomber.
On pourrait certes s’interroger, de manière spéculative, pour savoir si les transistors auraient pu être découverts par des personnes qui n’avaient pas été formées à la mécanique ondulatoire ou à la théorie quantique des solides, et qui n’y avaient pas contribué. Il se trouve que les inventeurs des transistors étaient versés dans la théorie quantique des solides et y avaient contribué.
On pourrait se demander si les circuits de base dans les ordinateurs auraient pu être découverts par des personnes qui voulaient construire des ordinateurs. En fait, ils ont été découverts dans les années 1930 par des physiciens qui s’intéressaient au comptage des particules nucléaires parce qu’ils étaient intéressés par la physique nucléaire.
On pourrait se demander s’il y aurait eu l’énergie nucléaire parce que des gens voulaient de nouvelles sources d’énergie, ou si le désir d’avoir une nouvelle source d’énergie aurait conduit à la découverte du noyau. Peut-être — mais cela ne s’est pas passé ainsi.
On pourrait s’interroger sur la possibilité qu’une industrie électronique existe sans la découverte préalable des électrons par des personnes comme Thomson et H.A. Lorentz. Là encore, cela ne s’est pas passé ainsi.
On pourrait même se demander si les bobines d’induction dans les voitures auraient pu être fabriquées par des entreprises qui voulaient développer le transport automobile et si elles auraient alors découvert les lois de l’induction. Mais ces lois avaient été découvertes par Faraday plusieurs décennies auparavant.
Ou encore si, dans un élan pour améliorer la communication, on aurait pu découvrir les ondes électromagnétiques. Elles n’ont pas été découvertes de cette manière. Elles ont été trouvées par Hertz, qui mettait en avant la beauté de la physique et s’appuyait sur les considérations théoriques de Maxwell. Je pense qu’il y a peu d’exemples d’innovations du XXe siècle qui ne doivent pas, d’une manière ou d’une autre, leur origine à la pensée scientifique fondamentale. »
Les exemples de Casimir présentent plusieurs caractéristiques communes
- les applications des nouvelles connaissances étaient très rentables.
- elles étaient totalement imprévues au moment des découvertes fondamentales.
- il y avait un long délai entre les découvertes fondamentales et leur exploitation.
- les découvreurs, en général, ne s’enrichissaient pas.
Nous reviendrons plus tard sur certaines conséquences de ces caractéristiques.
Il y a eu quelques tentatives pour quantifier les énormes retours sur investissement de la recherche fondamentale. J’en mentionnerai trois :
Une étude récente de la National Science Foundation américaine a révélé que 73 % des articles cités dans les brevets industriels étaient issus de la « science publique », majoritairement des articles de recherche fondamentale produits par des universités de recherche de premier plan et des laboratoires gouvernementaux.
Dans le premier article que j’ai écrit sur ce sujet (réf. 1), avec l’économiste renommé John Kay, nous avons estimé — sur la base de l’hypothèse prudente que sans l’électricité le revenu national actuel serait au moins 5 % plus faible qu’il ne l’est — que le bénéfice pour l’économie britannique d’avoir accéléré d’un an le développement de l’électricité par Faraday, Maxwell et d’autres aurait été (en 1985) d’au moins 20 milliards de livres, soit environ 40 milliards de livres aujourd’hui. Cet exemple a ensuite été repris sous une formule choc par Mme Thatcher, qui aimait dire que le travail de Faraday valait plus que la capitalisation boursière britannique.
Une étude très citée de Mansfield (réf. 10) en 1991 affirmait que l’investissement public en science fondamentale générait un rendement de 28 %. Ce chiffre de Mansfield provient d’un échantillon de 75 grandes entreprises américaines dans sept industries manufacturières (traitement de l’information, équipement électrique, chimie, instruments, pharmacie, métallurgie et pétrole). Il avait obtenu des informations auprès des responsables R&D de ces entreprises concernant la proportion des nouveaux produits et procédés commercialisés entre 1975 et 1985 qui, selon eux, n’auraient pas pu être développés (du moins sans un retard substantiel) sans la recherche académique réalisée dans les quinze ans précédant l’introduction de l’innovation. Le travail de Mansfield montre clairement qu’il y a des retours importants, mais son analyse repose sur de nombreuses hypothèses et le chiffre exact doit être pris avec beaucoup de prudence. En effet, compte tenu de la relation très non linéaire entre la recherche et les produits finaux, une mesure quantitative est manifestement quasiment impossible.
On dit parfois que les exemples donnés ci-dessus sont bien jolis, mais que des bénéfices majeurs sont inimaginables à partir de sciences aussi ésotériques que la physique des particules. En réalité, des recherches comme celles citées par Casimir étaient elles aussi considérées comme tout aussi ésotériques à leur époque, et le danger de ce type d’arguments a priori est illustré par l’utilisation récente de la théorie des nombres en cryptologie, alors qu’il y a seulement vingt ans elle était considérée comme l’une des branches les plus « inutiles » des mathématiques.
Il est vrai qu’à ce jour il n’y a pas eu d’applications directes des découvertes en physique des particules, mais il y a eu quelques occasions manquées. Par exemple, si le muon (une particule instable découverte dans les années 1940) vivait un peu plus longtemps avant de se désintégrer, il pourrait être utilisé pour catalyser la fusion nucléaire et générer d’énormes quantités d’énergie. La découverte de particules chargées à longue durée de vie capables de catalyser la fusion n’est pas inconcevable. Pour donner un autre exemple possible, certaines théories de « grande unification » des forces connues prédisent l’existence de monopôles, qui pourraient être utilisés pour catalyser la désintégration du proton, fournissant ainsi une source d’énergie pratiquement illimitée.
Il n’est donc pas vrai qu’il soit inimaginable d’appliquer les connaissances issues de la physique des particules, même si cela paraît improbable. Ce qui est certain, c’est qu’il sera impossible d’exploiter les lois et faits de la nature qui restent à découvrir.
3.3. Retombées et stimulation de l’industrie
Par retombées, j’entends les dispositifs et techniques développés pour faire de la recherche fondamentale qui se révèlent avoir d’autres usages. Je donne ici quelques exemples issus de la physique des particules (beaucoup pourraient tout aussi bien être attribués à la physique nucléaire, dont la physique des particules est issue) :
Accélérateurs1
- industrie des semi-conducteurs
- stérilisation – alimentaire, médicale, eaux usées
- traitement par rayonnement
- essais non destructifs
- thérapie contre le cancer
- incinération des déchets nucléaires
- production d’énergie (amplificateur d’énergie) ?
- source de rayonnement synchrotron (biologie, physique de la matière condensée…)
- source de neutrons (biologie, physique de la matière condensée…)
Détecteurs de particules
- Détecteurs à cristaux2
- imagerie médicale
- sûreté et sécurité
- essais non destructifs
- recherche
- Chambres proportionnelles à fils multiples
- inspection de conteneurs
- recherche
- Détecteurs à semi-conducteurs
- nombreuses applications en cours de développement
Informatique
- World Wide Web3
- programmes de simulation
- diagnostic de pannes
- systèmes de contrôle
- stimulation du calcul parallèle
Supraconductivité
- physique des particules
- fils/câbles multifilamentaires
- imagerie par résonance magnétique nucléaire
- nombreuses autres (cryogénie, vide, génie électrique, géodésie…)
On a parfois l’impression que le simple fait de présenter cette longue liste de retombées de la physique des particules suffit à justifier les dépenses engagées dans notre discipline. Pourtant, une telle justification est loin d’être évidente. Il faudrait d’abord quantifier les bénéfices économiques. Ensuite, il faudrait analyser ce qui se serait produit si les fonds consacrés à la physique des particules avaient été alloués autrement, c’est-à-dire estimer ce que l’on appelle le « coût d’opportunité ». Il n’est pas surprenant que les importantes dépenses au CERN produisent des retombées : au contraire, il serait étonnant qu’il n’y en ait pas, et des investissements comparables dans d’autres secteurs de haute technologie entraîneraient également des retombées.
Il est néanmoins tout à fait légitime de considérer que la valeur de ces retombées doit être prise en compte dans l’évaluation du coût de la science fondamentale. Et il est probable que les exigences particulières de la physique des particules — qui repose sur des instruments très sophistiqués conçus sur mesure — en font un terrain particulièrement fertile en retombées. De fait, les économistes reconnaissent de plus en plus l’importance de ces retombées, notamment sous forme d’instruments développés pour mener des recherches fondamentales (4). Une grande partie de l’équipement utilisé aujourd’hui dans les usines d’électronique moderne trouve son origine dans les laboratoires universitaires, et il existe de nombreux exemples d’instrumentation ayant suivi tout ou partie de la chaîne allant de la physique à la chimie, puis à la biologie, à la médecine clinique, et enfin aux soins de santé.
Étant donné que les chercheurs en science fondamentale sont motivés par le désir d’obtenir la priorité d’une découverte, de publier et de faire connaître leurs travaux, alors que les chercheurs en R&D industrielle cherchent au contraire à protéger, dissimuler et breveter leurs résultats, il est paradoxalement possible que la recherche fondamentale génère plus de retombées que la recherche appliquée. Même un domaine aussi abstrait et ésotérique que la relativité générale (la théorie de la gravitation d’Einstein) a produit une retombée notable : le miracle de la navigation que constitue le système de positionnement global (GPS), capable de donner instantanément et automatiquement votre position et votre altitude à dix mètres près, n’importe où sur Terre. Plus de 160 fabricants développent des systèmes basés sur le GPS à travers le monde, dans le cadre d’un nouveau marché de plusieurs milliards de dollars. Ces systèmes fonctionnent en comparant les signaux temporels émis par différents satellites. Les horloges embarquées dans ces satellites sont des horloges atomiques spéciales, développées à l’origine — sans autre motivation — pour vérifier les prédictions d’Einstein selon lesquelles les horloges ne tournent pas à la même vitesse selon le champ gravitationnel.
La « big science » joue aussi un rôle important dans la stimulation de l’industrie, en imposant des exigences en matière de produits et de performances qui dépassent ou repoussent les limites technologiques actuelles. Deux études (11–13) ont tenté de mesurer une grandeur que leurs auteurs appellent :
« Utilité économique » = augmentation du chiffre d’affaires + économies de coûts
… résultant des contrats passés avec le CERN (les ventes supplémentaires réalisées directement avec le CERN ne sont pas incluses dans l’augmentation du chiffre d’affaires). Cela a été établi en interrogeant un très grand échantillon d’entreprises ayant eu des contrats de haute technologie avec le CERN entre 1973 et 1982 (dans les domaines de l’électronique, l’optique, l’informatique, les équipements électriques, le vide, la cryogénie, la supraconductivité, l’acier et la soudure, et la mécanique de précision). Les estimations ont été fournies par les responsables industriels eux-mêmes, et non par le CERN, et en cas de doute, c’est toujours la valeur la plus basse qui a été retenue.
La conclusion était que les contrats de haute technologie passés par le CERN ont une utilité économique (normalisée à la valeur des contrats initiaux) de 3,0 — c’est-à-dire que chaque ECU versé à une entreprise industrielle génère 3 ECU d’utilité. (Normalisée au budget total du CERN, l’utilité économique est de 1,2.) Il est remarquable que seulement 24 % de l’augmentation des ventes liées au CERN concernent le marché de la physique des hautes énergies et de la physique nucléaire ; le reste touche à des domaines sans rapport, comme l’énergie solaire, l’industrie électrique, les chemins de fer, l’informatique ou les télécommunications. Bien qu’aucune étude similaire n’ait été menée ces dernières années, des entretiens avec des industriels dans le cadre de thèses de doctorat en économie appliquée confirment que les contrats avec le CERN sont perçus comme très utiles par les entreprises.
Il est intéressant de noter qu’une étude similaire (réfs. 12, 14, 15) commandée par l’Agence Spatiale Européenne (ESA) a trouvé un facteur multiplicateur comparable (2,9 dans l’étude de 1982 ; 3,2 dans celle de 1988, soit 1,6 une fois normalisé au budget total), bien que près de 80 % de l’augmentation des ventes liées à l’ESA restent dans le secteur spatial, et que le reste concerne surtout l’aéronautique et la défense.
3.4. Éducation
La recherche fondamentale constitue une excellente formation à la résolution de problèmes pour ceux qui se dirigent ensuite vers la recherche appliquée ou le développement industriel. Elle crée également des réseaux de liens très précieux entre chercheurs issus de différents secteurs industriels et du monde académique — réseaux qui n’existeraient pas si toute la formation avait lieu uniquement en entreprise. La valeur de ces réseaux est de plus en plus reconnue par les économistes comme un bénéfice de la recherche fondamentale financée par des fonds publics (réf. 4).
Dans le cas particulier de la physique des particules expérimentale, on estime qu’environ 300 thèses de doctorat sont soutenues chaque année dans le monde sur des travaux réalisés au CERN (le total pour l’ensemble du domaine est probablement le double), et qu’au moins la moitié de ces docteurs poursuivent leur carrière dans l’industrie ou le commerce, où leur expérience acquise sur des projets de haute technologie au sein d’équipes multinationales — au CERN ou dans d’autres laboratoires d’accélérateurs — est très appréciée.
Par ailleurs, il existe des indices montrant que la science fondamentale (notamment la physique, réf. 16), en particulier l’astronomie et la physique des particules, avec des mots-clés comme trous noirs et quarks, joue un rôle important pour susciter l’intérêt des jeunes enfants pour la science et la technologie. Cet effet est extrêmement important, bien qu’il soit difficile à quantifier.
Notes :
1. Il existe aujourd’hui quelque 10 000 accélérateurs dans le monde, dont seulement une centaine sont utilisés à leur fin initiale de recherche en physique nucléaire ou des particules.
2. Des cristaux développés pour les expériences menées auprès du collisionneur LEP du CERN sont désormais utilisés en imagerie médicale dans des centaines d’hôpitaux ; ils seront probablement remplacés à terme par des cristaux aux propriétés supérieures actuellement en cours de développement pour le futur LHC du CERN.
3. Un groupe britannique a récemment estimé que le Web, inventé au CERN, génère déjà 5 % du chiffre d’affaires des grandes entreprises, et que ce chiffre pourrait atteindre 20 % d’ici la fin de la décennie.
4. Pourquoi les gouvernements doivent soutenir la science fondamentale
Le financement de la science fondamentale est important pour la société dans son ensemble, mais ne présente pas d’intérêt pour un investisseur individuel. Ceux qui font des découvertes fondamentales n’en tirent généralement pas les bénéfices — les lois de la nature ne peuvent pas être protégées, et les applications sont trop incertaines et à trop long terme — et les bénéfices culturels et éducatifs ne génèrent pas de profits directs.
Les héritiers de Newton (s’il en avait eu) seraient riches s’il avait été possible de breveter le calcul infinitésimal et de percevoir une redevance à chaque utilisation, mais on ne peut pas breveter des lois mathématiques.
Peu de scientifiques ont eu la prescience de Faraday qui, à la question de Gladstone « À quoi sert l’électricité ? », répondit : « Un jour, Monsieur, vous la taxerez. » Plus typique est la remarque de Rutherford, le découvreur du noyau atomique, qui déclarait encore au milieu des années 1930 : « Quiconque s’attend à tirer de l’énergie de la transformation des atomes raconte des balivernes. »
La mécanique quantique a conduit à l’électronique moderne et aux lasers, mais même rétrospectivement, un investissement dans la recherche ayant mené à la mécanique quantique n’aurait pas été rentable commercialement : les connaissances fondamentales ne pouvaient pas être protégées, les délais étaient trop longs et les résultats trop imprévisibles.
Ainsi, l’investissement dans la science fondamentale n’intéresse pas les entreprises privées, mais il est pourtant crucial pour la société dans son ensemble. La science fondamentale est ce que les économistes appellent un « bien public ». Les biens publics sont des éléments comme les phares ou la défense nationale : coûteux à produire, mais une fois produits, ils deviennent automatiquement accessibles à tous, même à ceux qui refusent de payer. Ces biens sont généralement soutenus uniquement par une action collective des gouvernements.
Les gouvernements doivent donc soutenir la science fondamentale, en raison des bénéfices liés à la connaissance directe, des retombées technologiques, de la formation, ainsi que pour des raisons culturelles. Lorsqu’un profit est clairement prévisible, l’industrie investira, et les gouvernements peuvent alors généralement se retirer — tout en jouant éventuellement un rôle, par exemple en favorisant les échanges et collaborations entre l’industrie et les universités. Une grande partie de la recherche appliquée relève donc de la responsabilité de l’industrie. Toutefois, la frontière n’est pas toujours nette : il n’est pas toujours possible de prédire si la recherche appliquée générera un profit, par exemple la recherche sur les maladies cardiaques peut mener à des médicaments brevetables… ou à la nécessité d’une meilleure alimentation et de plus d’exercice. De plus, un financement public de la recherche appliquée sur des sujets tels que l’environnement ou les politiques de transport est évidemment nécessaire.
Cette analyse mène aux questions suivantes :
Si le financement de la science fondamentale n’est dans l’intérêt d’aucun individu, est-il dans l’intérêt d’un pays pris individuellement ?
Comment choisir ce qu’il faut financer, et à quel niveau ?
Il existe plusieurs réponses à la première question. Premièrement, je considère que les pays développés ont la responsabilité de financer la science fondamentale dans l’intérêt de la société dans son ensemble. Deuxièmement, une base active de recherche fondamentale soutient et stimule le développement technologique. Le rôle de la recherche dans la formation de scientifiques qui travailleront ensuite dans l’industrie, et dans la création de réseaux, est extrêmement important. La proximité géographique avec les centres de recherche constitue un avantage pour exploiter leurs résultats, et les retombées ou entreprises dérivées ont plus de chances d’émerger localement. Ce n’est pas un hasard si la Silicon Valley se trouve à proximité de l’Université Stanford, ou si une immense concentration d’entreprises de haute technologie est située près de Boston (il est malheureusement plus difficile de trouver de tels exemples en Europe, en raison d’une culture entrepreneuriale plus faible dans les universités et centres de recherche européens).
Mais alors, qu’en est-il du Japon ?
5. Peut-on laisser cela aux autres ? Enseignements tirés du Japon ?
La question de savoir si l’on peut laisser la recherche fondamentale aux autres a commencé à être posée dans les années 1980, en particulier aux États-Unis, lorsqu’un grand nombre de marchés fondés sur la science ont été perdus au profit du Japon, y compris dans des domaines très sophistiqués comme la mémoire vive dynamique à accès direct. On s’est même demandé si l’industrie américaine des semi-conducteurs pourrait survivre. Le Japon (ainsi que Singapour, Hong Kong et la Corée du Sud) était souvent cité comme un exemple de réussite économique ayant conquis des marchés scientifiques tout en soutenant la recherche appliquée et le développement de produits plutôt que la science fondamentale.
Or, l’industrie américaine des semi-conducteurs n’a pas disparu, et alors que certains commentateurs prédisaient sa fin, les chercheurs américains créaient de nouveaux marchés révolutionnaires dans les domaines de la biotechnologie, du multimédia, des logiciels informatiques, des communications numériques, etc. Parallèlement, l’économie japonaise est, bien sûr, en déclin relatif depuis 1989.
Quoi qu’il en soit, le gouvernement japonais n’a aucune intention de laisser la recherche fondamentale aux autres. Le Plan de base pour la science et la technologie, publié en 1996, prévoit une augmentation de 50 % du financement de la science en cinq ans (même si le rythme initial de cette hausse n’a pas été maintenu). Par ailleurs, les arguments antérieurs fondés sur les niveaux comparatifs d’investissement en R&D en pourcentage du PIB aux États-Unis et au Japon ont été réexaminés (réf. 17). Les données
USA |
2,7 %, dont 53 % provenant du secteur privé – en grande partie pour la défense, faible part pour la recherche fondamentale |
Japon |
2,9 %, dont 81 % provenant du secteur privé – plus qu’aux États-Unis en valeur absolue, mais très peu pour la recherche fondamentale |
Ces données ont été utilisées pour soutenir l’idée selon laquelle l’investissement japonais plus important dans la science appliquée et la technologie serait à l’origine du succès économique du Japon dans les années 1980.
Cependant, les chiffres relatifs à l’investissement total en capital non résidentiel en pourcentage du PIB
|
1980 |
1990 |
USA |
13 % |
10 % |
Japon |
15 % |
19 % |
suggèrent une conclusion différente. Les facteurs qui alimentent la croissance économique sont l’offre de travail et de capital. Les marchés du travail étant restés stables, on pourrait s’attendre à ce que la croissance soit proportionnelle à l’investissement total et, sur la base de ces chiffres, environ une fois et demie plus élevée au Japon qu’aux États-Unis. En réalité, la croissance durable est estimée à 3 % au Japon contre 2,5 % aux États-Unis.
Il semble donc que l’économie japonaise soit nettement moins efficiente que celle des États-Unis (de même, à Singapour, par exemple, la croissance a été trois fois plus rapide qu’aux États-Unis, mais avec un investissement quatre à cinq fois plus élevé). En inversant les arguments traditionnels, il a même été suggéré (réf. 17) que l’inefficacité relative de l’économie japonaise serait due au fait qu’il y a moins d’accent mis sur la recherche fondamentale et que les universités y sont plus faibles qu’aux États-Unis !
Cet argument n’est pas particulièrement convaincant (de nombreux autres facteurs macroéconomiques entrent en jeu, notamment le fait que la banque centrale du Japon a même surpassé la Bundesbank dans son refus de relancer l’économie pendant une récession). Toutefois, le cas du Japon n’apporte aucun élément en faveur de l’hypothèse selon laquelle réduire le soutien public aux universités ou accorder moins d’importance à la recherche fondamentale serait une politique économique avisée.
6. Quelle science financer
J’ai soutenu que des considérations économiques autant que culturelles conduisent à conclure que le financement public devrait être principalement orienté vers la science fondamentale, plutôt qu’appliquée. Cependant, si l’on fait appel à des arguments économiques de cette manière, on ne peut pas s’opposer à leur utilisation dans les discussions sur la répartition des financements entre différents domaines de la recherche fondamentale. Le problème est que « la prévision comme l’innovation sont des processus hautement aléatoires, si bien que la probabilité de prévoir correctement une innovation, étant le produit de deux probabilités faibles, est théoriquement proche de zéro. »
Si Rutherford, qui a découvert le noyau, n’a pas pu prévoir l’énergie nucléaire, un comité gouvernemental pourrait-il faire mieux ? Qui aurait pu prévoir les supraconducteurs à haute température, les fullerènes ou le World Wide Web ? J’ai suggéré plus tôt que Faraday aurait pu prévoir les applications de l’électricité, mais en 1867, neuf ans après sa mort, une assemblée de scientifiques britanniques déclara : « Bien que nous ne puissions dire ce qu’il reste à inventer, nous pouvons dire qu’il ne semble y avoir aucune raison de croire que l’électricité sera utilisée comme mode pratique de puissance. » Dans le même esprit, il est bien connu que Thomas Watson, le fondateur d’IBM, affirma en 1947 qu’un seul ordinateur « pourrait résoudre tous les grands problèmes scientifiques impliquant des calculs scientifiques », mais qu’il ne prévoyait pas d’autres usages pour les ordinateurs.
Cette imprévisibilité, que j’ai avancée comme une des raisons justifiant que les gouvernements financent la science fondamentale en premier lieu, signifie aussi qu’il est probablement impossible, et très possiblement dangereux, de tenter de répartir le financement de la recherche fondamentale sur la base d’une utilité économique perçue. Les critères traditionnels d’excellence scientifique, et d’excellence des personnes impliquées, sont probablement les meilleurs qui soient, et à mon avis ce sont ces critères qui doivent continuer à être utilisés — après tout, l’argent est plus abondant que les cerveaux, même en cette époque soucieuse des coûts.
Le fait que les résultats de la recherche fondamentale soient imprévisibles ne signifie pas que les incitations économiques à résoudre des problèmes appliqués spécifiques soient vaines. Les scientifiques du XIXe siècle ont cherché des méthodes de fixation artificielle de l’azote, sans succès, jusqu’à ce que la Première Guerre mondiale prive l’Allemagne de fertilisants — une solution fut alors trouvée rapidement. La science, la technologie et les ressources américaines ont répondu à l’impératif politique de mettre un homme sur la Lune avant 1970. Mais il est important de comprendre quand de telles incitations sont susceptibles d’être efficaces et quand elles ne le sont pas. Le président Nixon lança une guerre contre le cancer, explicitement calquée sur le succès du programme spatial, mais elle échoua. La raison en est évidente : les principes physiques impliqués dans le voyage spatial étaient bien compris avant le lancement du programme, tandis que notre connaissance des principes biologiques régissant la croissance et les mutations cellulaires reste encore limitée.
Cela m’amène au financement de la recherche appliquée. J’ai soutenu que, de manière générale, les gouvernements devraient rester « en dehors du marché » et financer des domaines relevant du « bien public », parce que les retours sont à long terme ou non commerciaux, par exemple la recherche sur l’environnement ou la régulation du trafic. Les travaux proches du marché peuvent et doivent être laissés principalement à l’industrie, qui est d’accord sur ce point, selon J. Baruch, dont le récent article (réf. 18) inspire le paragraphe suivant.
Les grandes entreprises telles que 3M, IBM, Siemens, Ford, etc., souhaitent innover à partir de technologies existantes dont le prix et les performances peuvent être prévus avec précision, et ne veulent pas de l’aide d’universitaires, car cela les obligerait à partager les profits. Les universitaires, de leur côté, ne sont généralement pas intéressés par ce type de collaboration. Les exceptions concernent les chercheurs qui souhaitent innover à partir de technologies disponibles afin de développer de nouveaux instruments pour leurs recherches (ce qui inclut les physiciens des particules). Il existe alors un bénéfice mutuel considérable, ainsi qu’une véritable synergie entre l’innovation technologique à visée commerciale et l’innovation technologique au service de la recherche. En effet, selon Baruch, « Les personnes qui ont le plus à offrir [à l’industrie] sont les chercheurs scientifiques engagés, et non les technologues ou ingénieurs universitaires, qui ne souhaitent pas être détournés de leurs recherches pour aider à résoudre des problèmes technologiques ordinaires ».
Il fut un temps où les gouvernements étaient, comme recommandé ici, généralement disposés à orienter le financement prioritairement vers la science fondamentale, sur la base de l’excellence scientifique. Au Royaume-Uni, par exemple, l’édition 1978 du rapport *Science and Technology Outlook* de l’OCDE constatait que « les objectifs en matière de science et de technologie ne sont pas définis de manière centralisée… il est considéré que les priorités en recherche fondamentale sont mieux déterminées par les scientifiques eux-mêmes… ». Cela a changé. Dans le Livre blanc du gouvernement britannique sur la science et la technologie de 1993, fondé sur l’idée que la science et la technologie doivent être mises au service de la création de richesse, il fut proposé d’établir des priorités par un programme de « prospective technologique ». La mission était « d’assurer que les dépenses publiques en science et technologie soient ciblées de façon à contribuer au maximum à notre performance économique nationale et à la 'qualité de vie' ». Cela pourrait sembler aussi inoffensif — sinon aussi vain — que de décider de n’investir que dans des actions dont le cours est sur le point de monter. En réalité, même si les revues de prospective qui en ont découlé ont eu certains effets positifs, les usages qui en sont faits aujourd’hui menacent la science fondamentale.
De telles revues de prospective ont été menées dans d’autres pays. D’abord au Japon en 1970, puis en France, en Suède, aux Pays-Bas et en Australie, avant d’être reprises par un Royaume-Uni d’abord sceptique. D’autres suivront sans doute, il est donc utile d’en dire quelques mots (voir réf. 19 pour une revue des différents exercices de prospective).
Typiquement, le processus de prospective se déroule ainsi :
- Une « liste restreinte » de sciences ou technologies habilitantes importantes est élaborée par divers moyens
- Des « experts » étudient les technologies listées
- Des « groupes » pluridisciplinaires et multisectoriels discutent les résultats de l’étude
- Les rapports des discussions de ces groupes sont présentés aux décideurs
Par exemple, le récent « Programme de prospective technologique » du Royaume-Uni, conçu pour anticiper à 10–20 ans les marchés et les technologies, a mis en place des panels de prospective sur les sujets suivants :
- Agriculture, ressources naturelles et environnement
- Production, fabrication et processus industriels
- Défense et aérospatiale
- Matériaux
- Produits chimiques
- Construction
- Services financiers
- Alimentation et boissons
- Sciences de la vie et santé
- Énergie
- Transports
- Communications
- Loisirs, éducation
- Technologies de l'information et électronique
- Commerce et distribution
Ce programme a abouti à 360 recommandations, regroupées autour des six grandes thématiques suivantes :
- Communications et puissance informatique
- Organismes, produits et procédés nouveaux
- Avancées en science des matériaux, ingénierie et technologie
- Optimisation des procédés de production et des services
- Besoin d’un monde plus propre et plus durable
- Évolutions sociales — démographie et acceptation accrue des nouvelles technologies par le public
Dans ce cadre, 27 priorités transversales ont été identifiées pour être développées en partenariat entre les communautés scientifiques et industrielles. Le rapport a également souligné cinq grandes priorités structurelles :
- Bases de connaissances et de compétences
- Excellence en recherche fondamentale
- Infrastructure de communication
- Financement à long terme
- Mise à jour continue des cadres politiques et réglementaires
Il semble généralement admis que ce processus a joué un rôle très utile en rapprochant les acteurs de l’industrie, du gouvernement et du monde universitaire. En outre, les résultats sont probablement utiles pour identifier des points de croissance technologique potentielle à l’échelle de temps pertinente pour l’industrie.
Cependant, pour la science fondamentale, il existe un grave danger que ces résultats servent de base à une politique de « planification pour éviter l’échec » et influencent de manière excessive les choix de financement.
Cela semble d’ailleurs déjà se produire : les Conseils de recherche britanniques doivent désormais prendre en compte, parmi leurs critères, la possibilité qu’un projet de recherche réponde aux priorités de la prospective — ce qui n’était pourtant pas l’intention initiale. Un tel critère aurait clairement empêché Thomson de découvrir l’électron !
7. Remarques conclusives
J’ai soutenu que :
- La science fondamentale est très importante, tant culturellement qu’économiquement.
- La science fondamentale doit être soutenue par les gouvernements, en tant que priorité première par rapport au financement de la recherche appliquée, et les pays développés ne devraient pas laisser cette tâche à d’autres.
- Les tentatives de « diriger » la recherche fondamentale sur la base d’objectifs économiques sont généralement vaines, et pourraient même être contre-productives.
De 1945 aux années 1980, l’attitude envers le financement de la science fondamentale était généralement favorable dans la plupart des pays industrialisés (une partie des trois paragraphes suivants sont presque des citations directes de la référence 4). Pendant cette période, les arguments avancés dans un rapport célèbre publié en 1945 par un groupe dirigé par Vannevar Bush, conseiller scientifique du président américain, intitulé « Science - The Endless Frontier » (La science – la frontière sans fin), ont été largement acceptés. Ce rapport soutenait que l’argent investi dans la recherche fondamentale finirait, tôt ou tard, par contribuer à la richesse, la santé et la sécurité nationale, et qu’il ne fallait pas trop s’inquiéter de la forme que ces bénéfices prendraient ni du moment où ils surviendraient. Cette vision a prévalu jusqu’aux années 1960 et le financement public de la recherche fondamentale a augmenté de manière appréciable en termes réels chaque année. Il faut cependant admettre, je crois, qu’aux États-Unis au moins dans les années 1950, il y avait une compréhension tacite selon laquelle si les gouvernements maintenaient les scientifiques universitaires satisfaits en finançant leur recherche, ces scientifiques seraient disponibles en cas de guerre, comme cela s’était produit pendant la Seconde Guerre mondiale (l’administration Reagan a tenté sans succès de faire valoir ce chèque tacite lors du soutien à l’initiative « guerre des étoiles »).
Cependant, l’augmentation du financement scientifique a pris fin lorsque les dépenses publiques sont devenues contraintes et que les demandes de responsabilité publique se sont accrues. Le Royaume-Uni a été l’un des premiers à subir ces pressions dans la seconde moitié des années 1970. Les Pays-Bas ont été un autre cas précoce, bien que là-bas, les raisons étaient liées au fait qu’on estimait qu’il fallait davantage insister sur les bénéfices sociaux de la science. Le modèle a perduré le plus longtemps en Allemagne et aux États-Unis, ne s’effondrant qu’autour de 1990. Dans le cas allemand, cela est dû au coût inattendu de la réunification. Aux États-Unis, c’était lié à la croissance du déficit budgétaire fédéral ainsi qu’à la conviction que l’expérience japonaise montrait que la philosophie sous-jacente était erronée.
Aujourd’hui, dans pratiquement tous les pays de l’OCDE, un nouveau contrat social pour la science semble émerger. Il est illustré par le livre blanc britannique mentionné plus haut, ainsi que par les exercices de prospective, qui impliquent que les gouvernements n’investiront dans la recherche fondamentale que s’il est démontré qu’elle est susceptible de générer des bénéfices directs et spécifiques sous forme de création de richesse et d’amélioration de la qualité de vie.
J’ai soutenu que cette politique est mauvaise. Exiger que la science fondamentale ne soit financée que si la génération de bénéfices spécifiques peut être anticipée est une erreur, et cela peut en réalité être économiquement contre-productif. Cependant, la tendance ne montre aucun signe d’inversion, comme l’indique la citation suivante tirée d’un article publié dans Research Europe le 5 juin de cette année :
« Lorsque les dirigeants des plus grandes organisations de recherche allemandes ont pris en janvier la mesure sans précédent d’écrire une lettre ouverte au ministre fédéral de la Recherche pour lui demander en substance de faire marche arrière, il n’était pas clair quel serait l’impact. Jürgen Rüttgers allait-il poursuivre ses plans visant à restreindre le financement de la recherche fondamentale et à diriger davantage d’argent vers la recherche orientée sur les priorités économiques, ou allait-il répondre à l’appel de la communauté scientifique allemande et revenir sur ses positions ? Aujourd’hui, le résultat est clair. Rüttgers n’a pas changé d’un iota de cap pour faire plaisir à la Deutsche Forschungsgemeinschaft et à ses alliés scientifiques. »
Nous ne devons pas abandonner la défense de la science fondamentale, cependant. Selon les sages paroles de « Science - The Endless Frontier » : « Sous la pression des résultats immédiats, et à moins que des politiques délibérées ne soient mises en place pour s’en prémunir, la science appliquée chasse invariablement la science pure. » Si, comme moi, vous croyez passionnément à la valeur de la science pure, soyez vigilants.
Remerciements
Je remercie Paul David, John Ellis et John Mulvey pour leurs commentaires, ainsi que John Kay avec qui j’ai écrit (réf. 1) le document dont une partie de cet article est issue.
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Pour des réponses aux points de vue de Kealey, voir K. Parit, New Scientist, p. 32, 2 août 1996, et P. David, Research Policy 26 (2), 229, 1997.
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Actes d'une conférence tenue à Washington D.C., juin 1995, sponsorisée
par le US Department of Energy, Sandia National Labs et l’Office of
Science and Technology Policy, éd. J. Glicken, Energy Policy and Planning
Department, Sandia Labs.
Le texte original est celui d'une intervention publique de l'auteur, rédigée et publiée par le CERN. Cette traduction est adaptée pour une meilleure lisibilité en français.