La Fondation Mark Gable
par Leo Szilard, 1948, extrait – Traduction non officielle
« J’ai gagné une très grande somme d’argent », me dit M. Gable en se tournant vers moi, « avec très peu de travail. Et maintenant, je pense créer un fonds de dotation. Je veux faire quelque chose qui contribue réellement au bonheur de l’humanité ; mais il est très difficile de savoir quoi faire de son argent. Lorsque M. Rosenblatt m’a dit que vous seriez ici ce soir, j’ai demandé au Maire de m’inviter. J’aimerais beaucoup avoir votre avis. »
« Comptiez-vous faire quelque chose pour faire progresser la science ? » lui demandai-je.
« Non, » répondit Mark Gable, « je pense que le progrès scientifique est déjà trop rapide. »
« Je partage tout à fait votre opinion sur ce point, » dis-je avec la ferveur de la conviction, « mais alors, pourquoi ne pas faire quelque chose pour ralentir le progrès scientifique ? »
« Cela me plairait beaucoup, » dit Mark Gable, « mais comment faire ? »
« Eh bien, » répondis-je, « cela ne devrait pas être très difficile. En fait, je pense que ce serait même assez simple. Vous pourriez créer une Fondation, dotée d’un financement annuel de trente millions de dollars. Les chercheurs en manque de fonds pourraient y faire une demande de subvention, à condition de monter un dossier convaincant. Créez dix comités, chacun composé de douze scientifiques, chargés d’évaluer ces demandes. Retirez les scientifiques les plus actifs de leurs laboratoires pour en faire les membres de ces comités. Et nommez les meilleurs dans chaque domaine à la présidence de ces comités, avec un salaire de 50 000 dollars chacun. Prévoyez également une vingtaine de prix de 100 000 dollars pour les meilleurs articles scientifiques de l’année. C’est à peu près tout ce qu’il faudrait faire. Vos avocats pourraient facilement rédiger une charte pour la Fondation. En fait, n’importe quel projet de loi pour la Fondation Nationale pour la Science, tel qu’il en a été proposé au 79e ou 80e Congrès1, pourrait parfaitement servir de modèle. »
« Je pense que vous devriez expliquer à M. Gable en quoi cette Fondation ralentirait effectivement le progrès scientifique », dit un jeune homme à lunettes assis au bout de la table, dont je n’avais pas retenu le nom lors des présentations.
« Cela devrait être évident, » répondis-je. « D’abord, les meilleurs scientifiques seraient retirés de leurs laboratoires pour être occupés dans des comités à examiner des demandes de financement. Ensuite, les chercheurs en quête de subventions concentreraient leurs efforts sur des problèmes jugés prometteurs et susceptibles d’aboutir à des résultats publiables. Pendant quelques années, cela pourrait produire une explosion de publications scientifiques ; mais à force de ne s’attaquer qu’à l’évident, la science finirait par s’assécher. Elle deviendrait un jeu de salon. Certains sujets seraient jugés intéressants, d’autres non. Il y aurait des effets de mode. Ceux qui suivraient la mode recevraient des subventions. Ceux qui ne la suivraient pas, n’en recevraient pas — et ils finiraient par apprendre à suivre la mode. »
1 Des États-Unis d’Amérique – note du traducteur ↩
Version originale sur notre serveur
Version originale scannée par UCSanDiego